#Israël #Palestine : La déraison du plus fort. (Médiapart)
L’État hébreu n’entend pas s’en tenir à ses succès militaires contre le Hamas et le Hezbollah. Au-delà d’une riposte au 7-Octobre, son but de guerre est d’en finir avec la Palestine et ses soutiens. Tout doit être fait pour arrêter cette guerre sans fin.
L’État hébreu n’entend pas s’en tenir à ses succès militaires contre le Hamas et le Hezbollah. Au-delà d’une riposte au 7-Octobre, son but de guerre est d’en finir avec la Palestine et ses soutiens. Tout doit être fait pour arrêter cette guerre sans fin.
La« La raison du plus fort est toujours la meilleure / Nous l’allons montrer tout à l’heure » : ainsi commence Le Loup et l’Agneau, cette fable où La Fontaine montre l’impuissance de la raison et de ses arguments logiques face à la violence de la force, animée par la vengeance – « On me l’a dit : il faut que je me venge », dit le loup avant de dévorer l’agneau « sans autre forme de procès ».
En 2003, le philosophe Jacques Derrida avait placé ces vers de La Fontaine en exergue de Voyous, un livre qui s’attachait à déconstruire la passion aveugle qui s’est emparée des États-Unis d’Amérique sous le choc des attentats du 11-Septembre, ressentis comme une menace vitale. Une décennie après la fin de l’Union soviétique, cet aveuglement a ouvert dans les relations internationales de l’après-guerre froide un cycle dévastateur qui n’a fait que s’aggraver, où la puissance revient à qui s’arroge le droit de suspendre le droit.
« Rogue States » – États voyous : c’est en ces termes que les États-Unis ont disqualifié les États dont ils firent leur cible, l’Irak au premier chef, dans une fuite en avant où la déraison idéologique l’emportait sur la raison politique – l’Irak n’avait rien à voir avec les attentats du World Trade Center.
« Les premiers et les plus violents Rogue States, commentait alors Derrida, ce sont ceux qui ont ignoré et continuent de violer le droit international dont ils se prétendent les champions, au nom duquel ils parlent, au nom duquel ils partent en guerre, chaque fois que leur intérêt le commande. »
Une guerre contre l’existence même de la Palestine
Israël est aujourd’hui le plus emblématique de ces États voyous. Ses dirigeants ne cherchent même pas à sauver les apparences d’une humanité commune au nom de laquelle des droits fondamentaux s’imposeraient aux nations, quelles qu’elles soient. Le pays combat des « animaux humains », avait ainsi déclaré son ministre de la défense, Yoav Gallant, annonçant au lendemain du 7-Octobre une guerre sans pitié ni règles non pas contre le Hamas mais contre l’enclave de Gaza, ses civil·es, ses habitations, ses lieux de vie.
Au mépris de toute vérité factuelle et rigueur historique, l’assimilation de la question de la Palestine au terrorisme du Hamas sert de fin qui justifie tous les moyens. Malgré le blocus médiatique imposé par l’armée israélienne sur sa guerre, le monde entier en est témoin, à tel point que les mots manquent devant tant de crimes assumés, revendiqués et banalisés, dont Le Livre noir de Gaza offre un premier inventaire. C’est bien une guerre contre la Palestine que mène Israël, non seulement contre l’existence d’un État à son nom mais contre la survie de son idée même, une guerre de destruction du peuple qui l’incarne et d’occupation de la terre qui le porte.
Si l’on en doutait, l’intensification des opérations militaires, au nord de Gaza et dans le sud du Liban, voire au-delà, dont les civil·es sont les premières victimes, le confirme alors qu’Israël aurait pu décider de suspendre ses offensives, se targuant d’avoir décapité le Hamas et son allié régional, le Hezbollah.
Ses dirigeants font le choix inverse d’une guerre sans fin dans le fol espoir d’annihiler toute altérité qui contredirait l’identité dont ils se réclament, résumée sans fioritures par l’actuel premier ministre après l’adoption en 2018 de la loi sur Israël « État-nation du peuple juif » : « Israël n’est pas l’État de tous ses concitoyens. Il est l’État-nation des seuls Juifs. »
Cet imaginaire colonial où Israël est une « villa dans la jungle » (Ehud Barak en 2008) qui devra éternellement se « défendre face à des bêtes sauvages » (Benyamin Nétanyahou en 2016) est une perdition. La raison du plus fort, qui assure la victoire militaire, s’y révèle une déraison politique, qui promet une défaite existentielle – « un suicide collectif », résume Rony Brauman en ouverture du Livre noir de Gaza. Car cette idéologie qui érige Israël en poste avancé de l’Occident, face non seulement aux peuples qui l’entourent mais plus essentiellement face à la diversité du monde, donne la main à cela même qui a produit le génocide dont ont été victimes les juifs d’Europe.
L’impunité dont bénéficie l’État d’Israël est une invitation à la sauvagerie générale.
L’origine ne protège de rien, et seul le présent fait preuve. Racisme, suprémacisme, apartheid, épuration ethnique, expulsion, extermination, espace vital, pureté de sang, etc. : comme l’a déjà documenté Sylvain Cypel dans L’État d’Israël contre les Juifs, l’extrême droite israélienne, dont la participation au gouvernement garantit la survie politique de Nétanyahou, n’est avare d’aucune des obsessions meurtrières qui font le glossaire des fascismes. Sinistre et tragique retournement où l’État qui tient sa légitimité internationale de la conscience du crime contre l’humanité devient le laboratoire contemporain d’un retour en force des idéologies qui l’ont enfanté. Parmi lesquelles l’antisémitisme qui, inévitablement, prolifère dans le sillage de tous les autres racismes, tant il est leur noyau dur moderne.
La catastrophe qui en résulte dépasse donc le sort des peuples palestinien et israélien. Elle se joue à l’échelle du monde : l’impunité dont bénéficie l’État d’Israël, alors même qu’il bafoue les droits humains de toute une population et piétine sans retenue ni vergogne le droit international, est une invitation à la sauvagerie générale. Sous leurs divers atours et sous toutes latitudes, qu’elles soient déjà au pouvoir ou qu’elles le convoitent, les forces autoritaires et identitaires, nationalistes et xénophobes, ne peuvent qu’y trouver un encouragement.
« Gazacide » : mon année sous les bombes israéliennes
Ce qui est en jeu n’est autre que l’effacement du sursaut des lendemains de la Seconde Guerre mondiale quand, sur les décombres du fascisme et du nazisme, la communauté internationale prit conscience des ravages incommensurables des hiérarchies civilisationnelles, de leur haine de l’égalité et de leur sacralisation de l’identité. Ne pas arrêter la course en avant criminelle de Benyamin Nétanyahou, c’est détruire la promesse démocratique de la Déclaration universelle des droits de l’homme, éteindre sa lumière émancipatrice et, dès lors, plonger le monde dans la nuit.
Il est déjà bien tard mais, tant qu’il est encore temps, tout devrait être fait pour empêcher cet effondrement. Ayant fait d’Israël un État voyou, ses actuels dirigeants devraient être sanctionnés par ceux de cet Occident dont ils se réclament. Autrement dit par l’Union européenne et par les États-Unis. C’est le seul moyen de les contraindre : les bannir diplomatiquement, les boycotter économiquement, les assécher militairement. Il y a fort à craindre, hélas, que ce ne sera pas le cas, tant l’égarement domine, à Bruxelles, Paris, Berlin ou Washington.
Déjà lourd d’orages, le ressentiment du monde contre nos nations n’en sera que plus grand. Et nous devrons l’affronter avec cette sourde honte de n’avoir rien pu empêcher alors même que nous étions témoins, les yeux grands ouverts, de cette marche à l’abîme.
Boîte noire
Les mots nous manquent face à la catastrophe en cours, d’autant qu’ils sont impuissants à l’empêcher. D’où la brièveté et la solennité de ce parti pris. En accompagnement de la mobilisation générale de Mediapart (lire le dernier parti pris de notre présidente, Carine Fouteau), il s’inscrit dans le prolongement de mes précédents articles sur le conflit israélo-palestinien (à retrouver en annexes de cet article) et du livre que je viens de publier aux Éditions La Découverte, Le Jardin et la jungle.
Edwy Plenel
Médiapart